Le Burundi comme d’autres pays africains, connait un manque à gagner lié à la fraude et aux transactions illicites au niveau régional entre pays de la Communauté d’ Afrique de l’Est (EAC). Ce manque devra sans doute s’accentuer avec la pandémie du nouveau coronavirus. Pour répondre à ce défi, le Burundi devrait accélérer le processus de son adhésion à l’Initiative pour la Transparence des Industries extractives( ITIE) pour pouvoir bénéficier des avantages de cet outil de transparence dans les industries extractives. En effet, là où le Burundi n’a pas les capacités d’arriver, l’ITIE peut fournir l’expertise requise.
Cependant, l’autre défi qui guette le secteur avec les sociétés minières industrielles qui commencent à s’installer concerne le concept des prix de transfert. Les prix de transfert correspondent aux prix déterminés dans le cadre de transactions entre des entités juridiques liées appartenant à une même entreprise multinationale. Ces échanges sont considérés comme des «transactions contrôlées», portant par exemple sur l’achat ou la vente de biens ou d’actifs incorporels, la fourniture de services ou de financements ainsi que la répartition ou le partage des coûts.
Tant que le prix fixé correspond au prix de pleine concurrence, c’est-à-dire à celui d’une transaction similaire entre deux parties indépendantes, aucun problème ne se pose. Toutefois, la détermination des prix de transfert peut prendre un caractère abusif lorsque des parties liées cherchent à fausser le prix pour diminuer le montant global de l’impôt dont elles sont redevables. Dans ce cas, cette pratique est généralement qualifiée de «manipulation du prix de transfert». (Prix de transfert dans le secteur minier guinéen par Alexandra Leadhead)
Au Burundi, il n’y a aucun doute que le phénomène d’évasion fiscale est une réalité quand bien même il est difficile à quantifier. Ce qu’on connait moins, c’est la manipulation des prix de transfert et son ampleur. Le Gouvernement du Burundi a déjà signé des conventions d’exploitations minières avec deux sociétés appartenant à des entreprises multinationales ayant d’autres entités juridiquement liées dans d’autres pays.
Bien que, d’après les matrices fiscales de l’EAC, le Burundi soit présenté comme étant le seul pays dans la sous-région sans aucune réglementation sur les prix de transfert, des dispositions relatives aux prix de transferts ont été incorporées dans ces conventions. Il y est précisé en l’occurrence que le calcul des revenus et des bénéfices servant à déterminer les redevances, les impôts et les autres paiements au Gouvernement devra respecter les principes suivants :
- pour les biens et les services respectivement livrés et réalisés pour ces sociétés, le prix d’achat ne doit pas être supérieur au minimum de la juste valeur marchande déterminée sans lien de dépendance et du prix qui pourrait être obtenu dans n’importe quelle opération d’achat faite avec une entité non affiliée;
- pour les biens et les services respectivement livrés et réalisés par ces sociétés, le prix de vente doit être supérieur ou égal au maximum de la juste valeur marchande déterminée sans lien de dépendance et du prix qui pourrait être obtenu dans n’importe quelle opération de vente faite avec une entité non affiliée.
L’administration fiscale burundaise devrait d’ores et déjà se préparer à gérer efficacement ce genre de dossiers.
Sous ce rapport, la loi burundaise ne contient qu’une seule disposition qui définit la ligne directrice en matière de prix de transfert. Il s’agit de l’article 79 de la loi N°1/02 du 24 janvier 2013 relative aux impôts sur les revenus qui stipule que «Lorsque deux personnes liées dans leurs relations commerciales acceptent ou se voient imposer des conditions qui diffèrent de celles qui seraient convenues entre deux personnes indépendantes, les bénéfices qui, sans ces conditions, auraient été réalisées par l’une d’entre elles, mais n’ont pu l’être en fait à cause de ces conditions, peuvent être inclues par le Commissaire général conformément aux dispositions d’une ordonnance du Ministre, dans les bénéfices de cette personne et imposés en conséquence.
Pour faciliter l’application de l’alinéa 1, le Commissaire général peut conclure avec les personnes concernées un accord préalable portant sur la méthode de détermination des prix de transfert entre personnes liées dont les modalités sont déterminées par une ordonnance du Ministre. Cet accord est contraignant pour les parties et doit être publié».
Les dispositions de cet article permettent déjà à l’administration fiscale de rectifier certains abus sur les prix de transfert et d’exiger du contribuable que les bénéfices indirectement transférés à des filiales situées hors du pays soient incorporés à leurs revenus imposables. Mais il n’est pas explicitement requis de conduire les transactions entre parties liées dans le respect du principe de pleine concurrence.
L’introduction d’une référence au principe de pleine concurrence permettrait ainsi de clarifier la notion de «déductions abusives» et de suivre plus aisément les pratiques internationales sur la détermination des prix de transfert.
Dans d’autres pays de la sous-région; en République-Unie de Tanzanie par exemple, la loi de 2004 sur l’impôt sur le revenu contient une disposition qui traite des prix de transfert. La disposition fait référence au principe de pleine concurrence, exigence qui s’applique non seulement aux transactions avec des associés non-résidents mais également aux transactions avec des associés résidents.
En Ouganda, la réglementation sur les prix de transfert s’applique à compter du 1er juillet 2011. La réglementation s’inspire du modèle de convention fiscale de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Les entreprises ougandaises sont désormais tenues de déterminer leurs revenus et dépenses découlant des transactions avec des parties liées d’une manière qui reflète le principe de pleine concurrence.
Au Kenya, la loi régissant l’impôt sur le revenu exige que les transactions entre les sociétés résidentes et leurs non-résidents liés soient sans lien de dépendance. Dans le budget de 2006, le ministre des Finances a introduit les règles de l’impôt sur le revenu (prix de transfert). La loi de finances de 2012 a des dispositions qui donnent effet aux accords d’échange de renseignements fiscaux (TIEA) que le gouvernement kenyan a l’intention de conclure avec d’autres gouvernements.
Au Rwanda, la loi régissant les impôts directs sur le revenu stipule que lorsque des conditions sont établies ou imposées entre des personnes liées dans le cadre de leurs relations commerciales qui diffèrent de celles qui seraient appliquées entre des personnes indépendantes, le Commissaire Général peut ordonner que les revenus d’un ou plusieurs de ces personnes liées soient ajustées pour inclure les bénéfices qui auraient été réalisés si elles opéraient en tant que personnes indépendantes. La législation fiscale habilite le commissaire général à prendre des dispositions à l’avance avec les personnes faisant des affaires avec des personnes liées afin d’assurer une application efficace de la disposition sur les prix de transfert.
Dans le reste de l’Afrique, des pays comme la Guinée ont défini une série «d’actes anormaux de gestion» pouvant constituer une manipulation des prix de transfert, notamment: la majoration ou la diminution du prix d’achat ou de vente, le paiement de redevances excessives, les prêts sans intérêts ou à des taux injustifiés aussi que tout autre avantage disproportionné par rapport au service rendu. En l’absence de preuves suffisantes pour vérifier si les prix de transfert ont été manipulés, les revenus imposables sont déterminés en comparaison avec ceux des entreprises similaires exploitées couramment dans le pays.
La manipulation des prix de transfert fait perdre d’énormes sommes de revenus aux gouvernements. A l’heure où la pandémie de la COVID-19 fait rage et devra causer une crise financière sans précédent, les pays africains dont le Burundi ne devront plus trop compter sur l’aide et la dette extérieures, ils devraient mettre en place des politiques fiscales pour mobiliser les fonds afin de faire face à la crise financière post-Covid-19. Ils doivent réorienter leurs priorités et mobiliser plus de ressources intérieures afin de financer leur développement surtout les services publics de base.
Cette pandémie nous aura appris que la priorité pour nos pays devra être la redistribution équitable des richesses vers les domaines de base comme la santé, l’éducation et l’agriculture dont les populations vulnérables comme les femmes et les enfants ont besoin.
Avec 94 cas à ce 15 juin 2020 au Burundi selon les derniers chiffres officiels du Ministère de la Santé et de lutte contre le SIDA, la pandémie de la COVID-19 a maintenant atteint le Burundi et son impact socio-économique peut être dévastateur. Dans notre monde de plus en plus interconnecté, aucun pays n’est vraiment pas à mesure d’échapper à l’élan du changement mondial et de ne pas être affecté par la COVID-19. Bien que dans le Nord, la situation semble s’améliorer ; selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), elle continue de s’aggraver dans les pays du sud et les pays en voie de développement. Avec leurs budgets de consommation principalement orientés vers des services de seconde nécessite comme la sécurité et la défense , ces derniers se retrouvent dans l’impossibilité de s’acheter le matériel médical nécessaire pour détecter, surveiller et résister efficacement à la propagation du nouveau coronavirus sans aide ou dette extérieures.
Le Burundi, l’un des pays en voie de développement, profondément appauvri avec des services publics de base insuffisants, sous-financés et souvent inaccessibles n’est pas épargné. Ses budgets sont généralement les budgets de consommation et donc difficile de faire face à la gestion de l’épidémie comme la COVID-19. Par exemple, le Budget Général de l’Etat révisé 2018/2019 est beaucoup plus un budget de consommation et non d’investissement car les ressources intérieures projetées (864,9 milliards de FBU) ne pourraient pas couvrir les dépenses courantes (881,1 milliards de FBU). Il serait difficile donc pour le Gouvernement, de réaliser un projet d’investissement sur ses propres fonds car le solde courant hors dons et hors autres produits exceptionnels est négatif (-60,9 milliards de FBU) ; le solde global avec dons du budget 2018/2019 étant négatif ; atteignant -163,5 milliards de FBU, soit 13,2% des ressources totales (très faible diminution de 0,2% par rapport aux prévisions initiales de 2018).
Par conséquent, l’endiguement des flux financiers illicites à cause de la manipulation des prix de transfert augmenterait le financement et l’amélioration des conditions de travail de quelques secteurs publics tel que la santé, l’éducation et d’une part le commerce ce qui pourraient potentiellement sauver d’innombrables vies dans court terme et à l’avenir.
Ce qui précède ne sera possible que si le gouvernement répond aux demandes telles que : la mobilisation de plus d’investissements plus importants et durables dans les services publics de base ; taxation des riches. Pour s’attaquer aux impacts économiques, le Burundi comme d’autres gouvernements doivent utiliser toutes les ressources disponibles, y compris la taxation des grandes entreprises et des riches: ils doivent payer leur juste part pour éviter que les coûts les plus élevés soient supportés par les moins capables de les payer. En bref, il est grand temps de taxer les riches et d’imposer les multinationales là où elles créent de la richesse ; la réduction du fardeau des pauvres. Certaines mesures fiscales en tant que réponse d’urgence pour encourager la liquidité, en particulier pour les femmes et les groupes vulnérables, incluent pour les gouvernements de retarder le dépôt des déclarations de revenus, d’instituer des exonérations fiscales ; la taxation des profiteurs de la pandémie. À moyen terme, le gouvernement devrait penser à la solidarité ou aux taxes corona pour les entreprises qui réalisent d’énormes profits pendant cette période ; par exemple, les entreprises numériques. L’inégalité extrême est hors de contrôle. Selon le rapport d’OXFAM International sur les inégalités dans le monde, les 1% les plus riches du monde ont plus de deux fois plus de richesses que 6,9 milliards de personnes et la mise en place des mesures fiscales spécifiques nécessaires pour protéger la consommation des revenus les plus bas, tels que les réductions de TVA.
En conclusion, au vu du développement en perspective du secteur minier qui sera l’un des secteurs générateur de revenus pour le Burundi et de la situation de crise financière mondiale causée par le nouveau coronavirus, il est impératif que le Gouvernement amende et/ou renforce sa politique fiscale pour freiner les pertes occasionnées par la manipulation des prix de transferts dans ce secteur pour financer les services publics de base tels que la santé, l’éducation et l’agriculture. L’Administration fiscale burundaise est d’ores et déjà appelée à envisager, de doter ses services d’unités spécialisées dans la fiscalité minière, capables de vérifier et contrôler les dossiers en rapport avec les manipulations des prix de transfert tandis que le Gouvernement du Burundi devrait adhérer à l’Initiative pour la Transparence des Industries extractives (ITIE).
Par: Appolinaire NISHIRIMBERE
Note: Sauf indications contraires, les informations fournies sur le secteur minier burundais dans cet article sont tirées de l’étude d’Actionaid Burundi en collaboration avec l’Initiative citoyenne pour l’environnement et le développement durable (ICED) « Etude sur la mobilisation des ressources internes et la gouvernance des ressources naturelles au Burundi» par Jean Berchmans NDIKUMANA et Damien MBONICUYE, juillet 2019